Paris, place financière

2èmes Journées d’études sociales de la finance,

organisées par le Centre de sociologie de l’innovation (Ecole nationale supérieure des mines de Paris), avec la collaboration de l’Association d’études sociales de la finance.

Vendredi 17 mai 2002,

Ecole des mines de Paris, (60 boulevard Saint-Michel, 6ème arrondissement).

Programme :

Accueil des participants à 9h00.

Première session, 9h15-11h00 (prés. : Fabian Muniesa) :

Jacques-Marie Vaslin (Université d'Amiens) : " Le relèvement de la crédibilité de l'État et la naissance de la Bourse de Paris. "

Pierre-Cyrille Hautcoeur (ENS) : " Le marché de Paris de la première mondialisation : ouverture internationale, innovations techniques, nouveaux acteurs et nouvelle organisation du marché. "

Paul-Bertrand Barets (GRIOT/CNAM) : " Evolutions de la gestion de la dette de l'Etat français depuis le ‘big bang’ financier. "

Deuxième session, 11h15-13h00 (prés. : Emiliano Grossman) :

Thibaut Kleiner (DG concurrence/Commission européenne) : " La gestion d’actifs : reconnaissance et institutionnalisation d’un ‘nouveau métier’ sur la place de Paris. "

François Sarfati (GRIOT/CNAM) : " Trajectoires professionnelles des salariés du courtage en ligne. "

Olivier Godechot (ENS) : " Brouillon d'esquisse d'une théorie de l'appropriation des profits : les bonus dans la finance. "

Troisième session, 14h15-16h00 (prés. : Thibaut Kleiner) :

Valérie Revest (CEPN/Université de Paris 13) : " Une approche institutionnelle de la construction du Nouveau Marché : autorités de marché, règles et acteurs. "

Jean-Pierre Hassoun (GTMS/CNRS et EHESS) : " Emotions marchandes, positions sociales et utilité économique sur les marchés à la criée du Matif (1986-1998). ‘Récits professionnels’ et construction d’un ‘monde social’. "

Olivier Tirmarche (CSO/IEP Paris et France Télécom R&D) : " Les particuliers et la bourse en ligne : une socialisation marchande inachevée ? "

Quatrième session, 16h15-18h00 (prés. : Jean-Pierre Hassoun) :

David Martin (CERTOP/Université de Toulouse Le Mirail) : " L’invention permanente d’une nécessité : un marché d’options négociable à Paris. "

Carlos Ramirez (Dept. Accounting & Finance/LSE) : " Du commissaire aux comptes à l’auditeur : les ‘Big 5’ et la transformation de la profession comptable libérale française dans les années 1980 et 1990. "

Fabian Muniesa (CSI/ENSMP et France Télécom R&D) : " L’automatisation de la cotation à la Bourse de Paris : la machine au cœur de la réforme des années 80. "

18h-18h. 30 : conclusions et clôture

Accueil des participants : 9h-9h15

Session 1: 9h15-11h

Président de séance: Fabian Muniesa

 

Jacques-Marie Vaslin (Université d'Amiens) : " Le relèvement de la crédibilité de l'État et la naissance de la Bourse de Paris. "

 

 

Jusqu’en 1815 les échanges à la Bourse de Paris sont faibles et seuls deux titres importants cotent sur le marché.

Dans cette communication je démontre que ce sont les indemnités à payer à la suite de la défaite de Waterloo qui constituent l’acte de naissance de la Bourse. Pour les financer, l’État devra émettre de nouveaux titres: les rentes. Pour faciliter le succès des émissions, l’État mettra en place une politique de redressement de son crédit, en phase avec les modèles contemporains de réputation. La réussite de ces émissions permettra à la Place de Paris de financer la révolution industrielle.

 

Pierre-Cyrille Hautcoeur (ENS) : " Le marché de Paris de la première mondialisation : ouverture internationale, innovations techniques, nouveaux acteurs et nouvelle organisation du marché. "

 

 

L'objectif de ce papier est de montrer comment le marché financier de Paris s'est transformé dans ses institutions (banques, investisseurs institutionnels, agents de change et coulissiers) et dans ses produits au cours de son processus d'internationalisation des années 1880 à 1914. Ce processus résulte d'abord d'un double mouvement de l'offre et de la demande de capitaux : d'un côté la base sociale de l'épargne s'élargit quantitativement et qualitativement, avec la demande croissante d'une petite bourgeoisie urbaine pour certaines catégories de produits pour lesquels se développent des "grands magasins financiers". D'un autre côté l'organisation des entreprises évolue plus lentement, ce qui restreint l'offre nationale de titres privés. De ce fait l'internationalisation consiste essentiellement dans le développement d'exportations de capitaux en fonction des emprunts relatifs de l'Etat français et des principaux pays agréés politiquement (ottomans, russes).

Ces explications sont néanmoins insuffisantes, la dynamique propre aux organisations et aux acteurs financiers joue un rôle essentiel dans le changement que connaît la position internationale du marché financier parisien. Les innovations dans ce contexte sont moins dans les produits que dans l'organisation des transactions (conflit entre liquidité et règlements par opposition interne aux banques) et l'extension quantitative de l'intermédiation (développement de la coulisse). Les conflits entre coulisse et parquet résultent de stratégies différentes et contradictoires de réponse à la demande. La solution légale et réglementaire trouvée à la fin du siècle permet l'extension stable du marché mais ne suffit pas à le rendre dynamique à l'égard des titres privés. D'autres innovations institutionnelles (comme les investisseurs institutionnels privés) tardent à prendre leur plein essor en France, sans doute d'interactions complexes entre les comportements de l'Etat et ceux des financiers.

Une comparaison avec Londres permettra de mieux comprendre les spécificités et les traits généraux du marché parisien.

Paul-Bertrand Barets (GRIOT/CNAM) : " Evolutions de la gestion de la dette de l'Etat français depuis le ‘big bang’ financier. "

 

Je me propose de présenter les évolutions de la gestion de la dette de l'Etat français depuis le "big bang" (financier!). Il s'agira d'évoquer non seulement l'évolution des techniques et du cadre organisationnel de la gestion de la dette, en les situant par rapport au modèle américain, mais aussi de dégager les enjeux de politique économique et de régulation de la Place qui les ont accompagnés. Cette présentation s'appuiera sur un stage long au sein de l'Agence de la Dette (Agence France Trésor) qui, au sein de la Direction du Trésor, est en charge de ces questions - stage m'ayant permis de me familiariser avec ces questions mais aussi de fréquenter les principaux acteurs des transformations de ce champ.

 

 

Session 2 : 11h15-13h

Président de séance : Emiliano Grossman

 

 

Thibaut Kleiner (DG concurrence/Commission européenne) : " La gestion d’actifs : reconnaissance et institutionnalisation d’un ‘nouveau métier’ sur la place de Paris. "

 

 

Si les places financières sont souvent associés aux ‘traders’, il ne faudrait pas sous-estimer le rôle joué par les gestionnaires de portefeuille qui sont leurs interlocuteurs privilégiés, et ceux par qui circule une large part de la demande pour les titres financiers. Sur la place de Paris, la position des gérants, et plus généralement de l’activité de gestion d’actifs, a connu des bouleversements notoires depuis le début des années 1980. Même si la France a de longue date une tradition dans l’investissement et la gestion des portefeuilles d’actifs financiers, la gestion d’actifs n’était pas reconnue comme un service financier à part entière. Intégrée qu’elle était dans les structures bancaires et d’assurance et sans visibilité professionnelle, la gestion était dans une situation paradoxale en décalage avec les volumes importants qu’elle gérait. Pourtant, ce qu’il faut appeler le modèle français a sa cohérence, fondée sur un type particulier de relations commerciales et un rôle prépondérant de l’Etat.

C’est seulement autour de 1996 qu’une série d’évènements ont fait apparaître la gestion d’actifs, l’asset management, comme un nouveau métier. Ce chapitre vise à présenter comment la conjonction de développements internationaux s’est conjuguée avec un opportunisme politique de la part de certains acteurs français pour faire donner à la gestion d’actifs une autonomie par rapport aux autres services financiers et lui octroyer une reconnaissance professionnelle. On suivra comment un groupe d’individus a développé une critique du modèle français de la gestion, et on montrera comment une nouvelle justification (Boltanski et Thévenot, 1991 ) s’est établie en France, fondée sur les principes gouvernant le modèle anglo-saxon. Deux évènements en particulier seront analysés, qui ont joué un rôle essentiel dans la critique du modèle français et son remplacement par une nouvelle configuration, en ligne avec les principes anglo-saxon de logique marchande et industrielle: le rapport Paris-Europlace de 1996 et la loi de Modernisation des Actifs Financiers.

 

 

François Sarfati (GRIOT/CNAM) : "Identités & trajectoires professionnelles des salariés du courtage en ligne

 

 

Les milieux de la finance n’ont pas échappé au développement de l’internet. Une vingtaine de sites permettent désormais aux particuliers de gérer directement un portefeuille (actions, obligations, OPCVM, FCP, FCPI, instruments financiers à terme…) depuis leur micro-ordinateur. Le phénomène n’est pas marginal, puisqu’il représente 17.3% des ordres passés sur la place de Paris, soit environ 503 000 comptes actifs en ligne. Ces sites renseignent en temps réel leurs usagers sur les tendances du marché à l’aide de nombreux outils (graphiques, analyses…). Le grand nombre d’informations disponibles en ligne, est complété par un service téléphonique, qui a pour mission de personnaliser les analyses, donner des conseils sur les marchés ou la fiscalité, et enfin gérer les anomalies techniques rencontrées par la clientèle.

Cette étude se donne pour ambition d’analyser un nouveau type d’ acteur de la place financière de Paris (les courtiers en ligne), à travers les salariés qui personnifient ce conseil à distance, les téléconseillers. Dans quelle mesure ces salariés considèrent exercer le " métier de traders " (Godechot, 2001), ou s’identifient-ils à l’activité de téléconseiller ? Dans cette optique nous nous centrons sur la question suivante : Existe-t-il des spécificités des salariés exerçant cette activité téléphonique, par rapport aux autres acteurs des marchés financiers, du point de vue de leurs fonctions, de leurs profils, et de leurs trajectoires professionnelles ?

Alors que l’organisation du travail des salariés des brokers on line (configuration de l’espace, matériel utilisé, mode de gestion des horaires de travail, schémas hiérarchiques) est objectivement celle d’un centre d’appel, sur le plan symbolique (tenue vestimentaire, langage utilisé, lieu d’implantation…) il se rapproche nettement des métiers de la bourse. Par ailleurs, malgré un niveau de qualification important, ils ont des niveaux de responsabilité assez peu élevées, au regard de celles des traders dans les salles de marché institutionnelles (pas de capitaux à gérer, pas de décision à prendre). Mais ils adhèrent aux valeurs de l’entreprise, ce qui se manifeste par l’importance qu’ils accordent à la qualité de la prestation qu’ils fournissent à leurs clients. Ainsi ils s’investissent, non seulement pour fournir un service de qualité aux trolls, mais aussi dans l’espoir de développer l’activité de l’entreprise.

L’organisation objective du travail n’est donc pas suffisante pour déterminer l’identité professionnelle, puisque les enquêtés refusent d’être rapproché aux autres activités téléphoniques. Les univers symboliques, ainsi que l’espoir d’une carrière soit au sein d’un secteur socialement valorisé, soit en s’appuyant sur l’expérience acquise dans ce secteur ont donc un rôle important dans le processus de construction de l’identité professionnelle

 

 

Olivier Godechot (ENS) : " Brouillon d'esquisse d'une théorie de l'appropriation des profits : les bonus dans la finance. "

 

 

À partir du milieu des années 90, les rémunérations variables – les bonus – ont pris une importance considérable. Certains bonus touchés par quelques exceptions ont atteint des niveaux étonnants, 10 millions d’euros en 2000 pour un chef de salle au Crédit Lyonnais, 20 millions d’euros en 1999 pour un chef des ventes au Crédit Agricole. Au delà de ces exceptions, la structure salariale financière est bouleversée par le poids structurel fort que prennent désormais les bonus. La rivalité classique entre salariés et capital subsiste certes mais cède le pas devant l’importance des enjeux internes au salariat pour l’appropriation de cette manne.

La communication suivante cherche à restituer le sens de ces conflits en essayant d’approfondir les formes de l’appropriation. Nous sommes amenés à concevoir le profit comme res nullius, un bien sans maître, sur lequel les différents acteurs vont chercher à établir leur emprise, rejouant ainsi quotidiennement la scène de l’appropriation originelle. Dotés de droits de propriétés " implicites ", ici définis comme droits de contrôle résiduel sur les actifs appartenant officiellement à l’entreprise – portefeuilles, clients, logiciels – les protagonistes dans l’arène peuvent prendre appui sur ceux-ci et sur les règles de l’appropriation légitime pour établir leur droit sur le bien sans maître. En nous inspirant de la philosophie du droit, du droit civil, et de l’économie des droits de propriété, nous essayons de mettre au jour les différents régimes d’appropriation susceptibles de donner une légitimité à la prétention des différents acteurs à l’appropriation du profit. Nous examinons la mobilisation de ces régimes d’appropriation. Nous étudions au final les modes d’appropriation dominants.

 

Session 3 : 14h15-16h

Président de séance: Thibaut Kleiner

 

 

Valérie Revest (CEPN/Université de Paris 13) : " Une approche institutionnelle de la construction du Nouveau Marché : autorités de marché, règles et acteurs. "

 

 

En 1996, la création du Nouveau Marché par la bourse de Paris répond à la volonté politique de faciliter le financement des entreprises de croissance européennes (Rapports de la communauté Européenne). Le NASDAQ est alors choisit comme modèle de référence quand à l’organisation des échanges sur le Nouveau Marché Dans cette optique, des teneurs de marché sont introduits, afin de proposer des prix d’achat et de vente en continu pendant la journée d’échange.

Une enquête réalisée en 1999 (Revest, 2000) auprès des ITM (Introducteurs Teneurs de Marché), révèle que la coexistence sur le Nouveau Marché de la tenue de marché et d’un carnet d’ordres engendre à la fois des difficultés pratiques (vigilance élevée) et une faible rentabilité financière. Nous montrons que le degré d’implication des ITM vis à vis des sociétés qu’ils introduisent dépend, ceteris paribus, de leur sensibilité aux difficultés rencontrées. Les ITM, cotant un grand nombre de titres, en continu, présentent un degré d’implication plus faible que les ITM cotant peu de titres, essentiellement au fixing.

Ces résultats tendent à soutenir la conception de " l’identité " développée par March (1994). Le degré d’internalisation de l’identité d’une organisation par des individus est liée à l’acceptation des normes et contraintes issues de cette organisation. L’incidence de mesures organisationnelles prises par les autorités de marché sur les pratiques des acteurs est ainsi mise en lumière.

Si des théories récentes, connues sous le nom de théories de la microstructure (O’Hara, 1995) rendent compte de la complexité de l’organisation des échanges sur les marchés financiers, en analysant notamment l’impact des règles d’échange sur le mode de fonctionnement des marchés ; ces théories ne tiennent pas compte de la nature des règles, de leur origine et de leur évolution.

Nous proposons dans cet article une analyse institutionnelle de la construction et du développement du Nouveau Marché (notamment avec le segment Next Economy), nourrie par des approches à la fois économiques [Boyer (1997), North (1991), Tordjman (1997)] et sociologiques [Abolafia, (1984), Hassoun (2000)]. Le Nouveau Marché est appréhendé au travers de la coexistence de trois niveaux institutionnels: les autorités de marché, les règles et les pratiques des acteurs, dont l’interaction continue contribue à donner une identité spécifique au marché. Cette interaction entre ces différents niveaux institutionnels, engendre non seulement des conflits mais participe également positivement au fonctionnement général du marché (Hassoun, 2000).

Le " modèle " institutionnel du Nouveau Marché proposé met en évidence l’importance du contexte dans lequel les décisions d’organisation sont prises par les autorités de tutelle, ainsi que la manière dont ces décisions sont reçues par les acteurs concernés. Il soulève également de manière implicite la question de la qualité de l’organisation d’un marché financier, au travers des potentiels conflits d’intérêts entre les objectifs d’une autorité de marché en tant qu’entreprise de marché (attirer un volume important de flux d’ordres…) et ses objectifs en tant qu’autorité de régulation (transparence, équité…).

 

Bibliographie

Abolafia M., (1984), " Structured anarchy : formal organization in the commodities futures markets ", in The social dynamics of financial markets , A. Adler and P. Adler (eds), Greenwhich, Connecticut., JAI Press, pp. 129-50.

Commission des Communautés Européennes (1997), document COM(97), 187 final, Office des publications officielles des Communautés européennes, L-2985 Luxembourg.

Commission des Communautés Européennes (1995), document COM(95), 498 final, Office des publications officielles des Communautés européennes, L-2985 Luxembourg.

Commission des Communautés Européennes (1993), document COM(93), 528 final, Office des publications officielles des Communautés européennes, L-2985 Luxembourg.

Boyer R., (1997), " The seven paradoxes of capitalism…Or is a theory of modern economies still possible ?, CEPREMAP, Working Paper N° 9620.

Hassoun, J.P., (2000), " Trois interactions hétérodoxes sur les marchés à la Criée du Matif. Rationalité locale et rationalité globale : une relation non contradictoire ? ", Politix, " Marchés financiers ", 2000, vol. 13, n°52,.

March J. G., (1994), A primer on decision making : how decisions happen, New York, Free Press.

North D.C., (1991), Institutions, institutional change and economic performance, Cambridge : Cambridge University Press.

O'Hara M., (1995), Market Microstructure Theory, Blackwell Business.

Revest V., (2000), Microstructure, institutions et marchés financiers organisés, thèse de doctorat, CREI, Université Paris XIII.

Tordjman H, (1997), " Some general questions about markets ", Juin, IIASA Internal Report.

 

 

Jean-Pierre Hassoun (GTMS/ CNRS-EHESS): " Verbalisation des émotions marchandes, des justifications sociales et des conflits symboliques sur les marchés à

la criée du Matif (1986-1998). Récits professionnels et construction d’un " monde

social" ".

 

 

La communication a pour cadre les grandes étapes de la vie du MATIF (Marché à Termes des Instruments financiers de France) étalées sur une quinzaine d’années (1986-2000). Elle est faite de deux volets.

Volet I. "  Le temps des acteurs " est exemplifié à partir d’extraits d’entretiens et la référence à trois époques du MATIf : les débuts, l’Age d’or, le déclin. Ces fragments de récits sur le passé ou ces réactions dans le vif de l’action mettent évidemment en lumière des logiques d’intérêt (individuels, collectifs, institutionnels) contradictoires ou ponctuellement opposés, mais ces prises de paroles  " mettent en scène " verbalement des enjeux plus symboliquement utilitaires par l’invocation fréquente du vocabulaire de l’émotion marchande et des exploits qui la suscitent. Ils parlent aussi de rationalité, de mérite, de justice et d’injustice dans le cadre de différents registres de justification. Ils permettent au sociologue de penser ces configurations de marché comme des "mondes sociaux" en s’inspirant d’Howard Becker, d’Anselm Strauss mais aussi de Norbert Elias.

Volet II. " Le temps du marché-institution.  Chronologie du MATIF commentée " établie à partir de documents officiels, de la presse et d’une enquête ethnographique. Dans cette chronologie (version provisoire) nous essayons, au-delà d’une indispensable mise en contexte des fragments de récits présentés dans le volet 1, d’intégrer des registres de faits qui touchent aussi bien le marché lui-même que ses conditions institutionnelles, sociales, juridiques, judiciaires et symboliques de vie et de production.

 

 

Olivier Tirmarche (CSO/IEP Paris et France Télécom R&D) : " Les particuliers et la bourse en ligne : une socialisation marchande inachevée ? "

Après un très bref rappel des circonstances historiques de l’émergence de la bourse en ligne en France, notre intervention se proposera de répondre à trois questions relatives à l’actualité des marchés financiers et de l’économie d’Internet :

Pour ce faire, nous tenterons en premier lieu de décomposer le travail d’intermédiation boursière à destination des particuliers, avant de mesurer les transformations induites par le déploiement d’Internet sur chacune des " dimensions " ainsi dégagées.

Dans un second temps, nous tenterons de montrer combien la participation durable au système d’échange tissé autour du travail d’intermédiation exige d’investissements de la part des clients : apprentissage des règles du jeu, exigences d’attention, investissements financiers. Nous montrerons alors en quoi les intermédiaires sont incapables de maîtriser l’engagement des clients dans le système ; ils ne peuvent alors que constater combien ces investissements, qui sont aussi des investissements de socialisation marchande, sont difficilement consentis par de nombreux clients.

 

 

Session 4: 16h15-18h

Président de séance: Jean-Pierre Hassoun

 

 

David Martin (CERTOP/Université de Toulouse Le Mirail) : " L’invention permanente d’une nécessité : un marché d’options négociable à Paris. "

 

Le 10 septembre 1987 s’ouvre le Marché d’options négociables de Paris sous l’appellation de Monep. Cette innovation est souvent citée par les ouvrages comme un exemple de plus de la modernisation tous azimuts de la place de Paris tout au long des années 1980, dans le sillage du MATIF (Marché à terme international de France) ; modernisation protéiforme dont l’introduction de marchés de produits dérivés serait éminemment constitutive. Or, cette présentation rapide et modale de l’avènement du Monep sur la place parisienne est oublieuse de plusieurs aspects des dynamiques historiques qui ont porté le projet, la création et les évolutions de ce marché de la fin des années 1970 à nos jours.

Pensé et élaboré dans le cadre d’une réflexion qui le liait essentiellement au marché français des actions (ancien Règlement Mensuel ou RM), le Monep a vu son itinéraire suivre une voie institutionnelle largement indépendante de celle qui a présidé aux réflexions, certes largement contemporaines, sur la réforme des marchés à terme. D’abord défendu – essentiellement par les agents de change – comme un volet souhaitable de la politique de développement du marché des actions (par rapport au marché des obligations beaucoup plus développé en France), il a même été éclipsé et relégué au rang des " priorités secondaires " dans la première moitié des années 1980 qui ont vu la réforme des marché de taux (et notamment de la dette publique) s’imposer comme nouvelle priorité. Bientôt présenté comme outil de gestion incontournable avec la création d’options sur un indice (le Cac 40), lui-même originellement conçu à cet effet, le Monep se voit aujourd’hui également promu comme un lieu privilégié d’extension des activités des investisseurs particuliers, notamment avec la création d’une Ecole du Monep en 1997.

En s’appuyant sur une histoire de ce marché, la présente contribution propose de retracer le faisceau et la succession des justifications qui ont accompagné sa raison d’être et sa raison d’évoluer. Ces variations autour de la défense de son existence et de la forme prise par ce marché d’options négociables ont en commun de s’affronter, se cumuler et surtout de s’imposer successivement comme autant d’impératifs présidant au " destin " du Monep. C’est en cela que nous parlons de " l’invention permanente d’une nécessité ".

Cette histoire s’appuiera sur une revue relativement exhaustive de la presse générale et financière sur les questions concernant le Monep sur la période 1977-2001, sur les textes à caractère professionnel et réglementaire (notamment le Rapport Pérouse, les réglementations du CMF, la note COB), ainsi que sur une série d’entretiens avec divers acteurs qui se sont trouvés au cœur des opérations de création et de réforme du Monep. Nous ne nous intéresserons pas seulement à l’inventaire chronologique des justifications portant sur la " nécessité " du Monep mais aussi aux facteurs d’occurrence et de substitution des unes aux autres au premier rang desquels figurent la concurrence intra-Place et inter-Places, la politique économique, le pouvoir différentiel des acteurs économiques et institutionnels engagés dans et par l’existence et les transformations de ce marché. Il reste que les acteurs reconstruisent sans cesse les modalités de leurs collaborations, se reconstruisent eux-mêmes. Cela donne aux effets des facteurs évoqués une certaine plasticité. En cela on montre surtout comment l’innovation de produit étant très tributaire des innovations sociales qui la sous-tendent elle s’avère être indissociablement une innovation de marché.

 

 

Carlos Ramirez (Dept. Accounting et Finance/LSE) : Du commissaire aux comptes à l’auditeur : les Big 5  et la transformation de la profession comptable libérale française dans les années 1980 et 1990.

 

 

Cette communication se propose d’aborder le thème du développement, lors des vingt dernières années, du rôle joué par les marchés financiers dans l’économie française sous l’angle de la transformation de la profession de commissaire aux comptes. La nécessité d’une certification internationalement reconnue de l’information comptable et financière produite par les sociétés cotées a été en effet souvent présentée comme le vecteur de l’essor en France des grands cabinets d’audit anglo-saxons (les Big 5). L’introduction de pratiques professionnelles étrangères perçues comme étant plus " performantes " que les pratiques nationales n’a pas été sans conséquences sur la physionomie de la comptabilité libérale dans notre pays.

En croisant trois thématiques de la sociologie des professions (l’analyse des segmentations intra-professionnelles, l’analyse de l’internationalisation des professions et l’analyse comparée du développement des systèmes professionnels), on s’intéressera ici aux différentes étapes de cette transformation du champ des activités comptables. Loin d’être une colonisation de la profession française par une puissance étrangère, l’expansion des Big 5 sur le marché de l’audit a été menée de l’intérieur, en s’appuyant sur des divisions préexistantes. De la réforme du commissariat aux comptes en 1966-1969 à la constitution de l’Association française pour le développement de l’audit au début des années 1980, on verra ainsi comment les partisans d’une conception " juridique " du commissariat aux comptes se sont opposés aux tenants d’une pratique présentée comme plus moderne car plus proche de l’audit " à l’anglo-saxonne ". La création, à la fin des années 1980, des conditions économiques (développement de la demande d’audits) et réglementaires (modification du barème des honoraires du commissaire aux comptes) du triomphe de ces derniers ne s’est pourtant pas soldée par l’ affermissement de leur emprise sur l’ensemble de la profession. Ce sont au contraire les représentants des Big 5 en France qui ont tiré parti de cette situation. En effet, après avoir participé dans un premier temps aux tentatives de rénovation des " jeunes turcs franco-français ", les Big 5 les ont ensuite presque tous rachetés afin de se partager l’essentiel du marché de l’audit des sociétés cotées.

L’échec de la constitution d’une profession de l’audit française qui soit à la fois puissante et indépendante sera l’occasion de s’interroger sur les raisons de la supériorité du modèle anglo-saxon dans l’univers des professions qui servent le grand capital (des évolutions très similaires à celles décrites ci-dessus affectent à l’heure actuelle le domaine du droit des affaires). On comparera un professionnalisme français plus individualiste et marqué par la notion de notabilité aux stratégies des grandes " firmes " britanniques et américaines qui, en cumulant les bénéfices symboliques liés à la condition de professionnel et les bénéfices économiques liés à la nature de leur activité, ont abouti à faire advenir un modèle qui associe taille et prestige. La supériorité de l’audit anglo-saxon sur le commissariat aux comptes français sera ainsi mesurée à l’aune de cette incorporation de capital à la fois économique, social et symbolique que réalisent les Big 5.

 

Fabian Muniesa (CSI/ENSMP et France Télécom R&D) : " L’automatisation de la cotation à la Bourse de Paris : la machine au cœur de la réforme des années 80. "

 

 

Les outils informatiques sont souvent évoqués comme étant à l’origine d’une métamorphose profonde des marchés financiers. Associés à d’autres éléments, tantôt des contraintes économiques, tantôt des orientations institutionnelles, ils accompagnent la transformation des formes de gestion et d’organisation des activités marchandes. Nous allons nous concentrer ici sur un exemple qui est devenu, en quelque sorte, historique: l’informatisation de la Bourse de Paris en 1986. L’enjeu de cette réforme était de supprimer la criée du Palais Brongniart : abolir un marché traditionnel et faire migrer la Bourse de Paris vers un système de cotation totalement informatisé, le système CATS (Computer assisted trading system) développé par la Bourse de Toronto. Ce système, qui dans sa version parisienne allait être présenté sous le nom de CAC (Cotation assistée en continu), rendait possible la confrontation automatique des ordres de marché. Les ordres de vente et d’achat n’étaient négociés selon le protocole traditionnel de la criée : la contrepartie pour chaque ordre était désormais déterminée par un algorithme. Le parquet du Palais Brongniart, ancien lieu parisien de la cotation des valeurs boursières, ne sera complètement vide qu’en 1998 : c’était la négociation des produits dérivés qui animait ces lieux jusqu’à cette date. Mais l’ensemble des valeurs boursières traitées au marché des actions étaient passés à la cotation électronique depuis 1989.

Dans cette communication, nous analysons les circonstances concrètes de cette innovation sociale et technique. Nous examinons les controverses qui ont animé le projet de modernisation de la place parisienne, nous explorons les choix des acteurs à l’œuvre, nous parcouront la distance entre les tendances institutionnelles et les arrangements socio-techniques concrets qui les ont fait tenir. Cette analyse, ancrée dans une perspective combinant la sociologie des marchés avec l’approche analytique de la sociologie des techniques, fournit des explications détaillées sur les configurations concrètes qui ont donné au marché parisien ses caractéristiques postérieures. Elle s’insère dans un projet de thèse plus large qui analyse plusieurs aspects de la négociation électronique dans les marchés financiers.

18h-18h. 30 : conclusions et clôture