Pas de marché pour les dérivés climatiques

Mercredi 24 juin, lors du séminaire de l’association SSFA, Hélène Rainelli et Isabelle Huault ont présenté un article intitulé « A Market for Weather Risk ? Worlds in conflict and compromising »

Les produits dérivés permettent aux acteurs financiers d’intégrer à la sphère financière des objets qui ne s’y trouvaient pas auparavant. Au cœur des transformations du capitalisme et de la finance, les produits dérivés organisent conceptuellement un monde d’opportunités de profit. Les procédés de construction des produits dérivés rendent comparables un grand nombre d’objets et ils permettent de plier de nombreux risques à la logique financière et d’amalgamer ces risques aux risques financiers (« bind and blend ») faisant ainsi surgir sur des sources de profit. Certains auteurs croient ces outils si puissants qu’ils prédisent une extension de la sphère financière à un nombre illimité de nouvelles classes d’actifs (Bryan et Rafferti, 2006 ; Power, 2007). Pourtant, il n’est pas évident que la puissance symbolique des procédés de constitution de produits dérivés suffise à assurer la marchéisation de tous les risques.

De fait, le marché des produits dérivés climatiques n’a pas connu le succès qui correspondrait à la forte publicité médiatique dont il a fait l’objet. S’il a pu se développer un marché de taille fort modeste aux Etats-Unis, il n’existe pas de marché de dérivés climatiques standardisés en Europe. Les opérations, de gré à gré, sont relativement rares et fortement idiosyncrasiques. Les promoteurs d’un tel marché sont des compagnies de réassurance, quelques banques d’investissement et quelques hedge-funds, des fournisseurs d’indices climatiques et des entreprises énergétiques. Ils proposent des dérivés climatiques, qui prennent principalement la forme d’options payantes qui peuvent être levées contre un paiement quand des précipitations ou des températures mesurées par un « tiers de confiance » atteignent un certain niveau. Les promoteurs espèrent rencontrer des clients industriels soumis à des degrés divers aux risques climatiques. Les pourront alors les mettre en relation avec des investisseurs à la recherche de nouvelles sources de profit ou de diversification de portefeuille. Mais les industriels recourent plutôt à des produits d’assurance ou à un traitement opérationnel ou internalisé des risques climatiques. Cet échec traduit la difficile transformation d’un risque économique en produit financier.

Dans leur communication, Isabelle Huault et Hélène Rainelli-Le Montagner exploitent le cadre conceptuel fourni par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) pour interpréter l’échec de ce marché resté marginal. Elles montrent qu’il est le résultat d’un conflit entre deux Cités. La première est la cité marchande que promeuvent les partisans des dérivés climatiques, qui cherchent à construire des produits standardisés qui seraient le seul intermédiaire par lequel les acteurs aux intérêts complémentaires entreraient en contact et qui assureraient le transfert des risques. Les utilisateurs potentiels de ces produits raisonnent plutôt en termes de cité industrielle et peinent à voir l’efficacité et l’accroissement de performance qu’ils pourraient en retirer par rapport aux solutions auxquelles ils ont déjà recourt. Les opérations qui se réalisent relèvent d’un compromis fragile entre ces cités, qui passe par le recours à la cité civique.

*** La proposition stimulante d’Isabelle Huault et Hélène Rainelli-Le Montagner a suscité de nombreuses réactions.

(i) Plusieurs participants les ont encouragées à poursuivre leur recherche et à l’étendre aux cas étrangers, notamment aux Etats-Unis et au Japon.

(ii) D’autres participants ont exprimé des réserves sur le cadre théorique construit dans De la Justification. Ils proposaient de caractériser les mondes effectivement en conflit sur le marchés des dérivés climatiques plutôt que de recourir aux Cités proposées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. En effet, les acteurs se situent de manière ambivalente par rapport aux Cités : la standardisation des produits qu’appellent de leurs vœux les promoteurs des dérivés climatiques relève plutôt de la cité industrielle que de la cité marchande. Proposer des produits très spécifiques témoigne d’une adaptation à une situation de marché ou les désirs des clients sont en position de force et cela relève plutôt de la cité marchande.

(iii) D’autres encore s’interrogent sur les caractéristiques techniques des dérivés climatiques. Quelle a été l’évolution historique de ces produits ? Comment ils ont été construits ou importés en Europe ? Que proposent-ils d’échanger, selon quelles modalités ? Qu’est qui fait leur similitude ou leur spécificité par rapport aux produits d’assurance ? L’idée sous-jacente à ce questionnement est qu’adopter une perspective réaliste permettrait de prolonger le questionnement des auteures en montrer les propriétés qui facilitent la transformation d’un objet en produit financier ou qui lui font obstacle.

(iv) Nous nous sommes enfin demandé s’il ne serait pas inutile d’étudier les rapports de pouvoir, à différentes échelles, autour du marché des dérivés climatiques afin de comprendre comment peuvent s’imposer telle ou telle cité ou bien un compromis entre plusieurs cités.

Pierre de Larminat. 15 sept. 2009

Tags : , , , , ,

Laisser un commentaire