Nature des opérations licites, auto-régulation conditionnelle et stabilité boursière

Mercredi 13 octobre, Angelo Riva et Paul Lagneau-Ymonet ont présenté aux participants du séminaire SSFA une étude historique qui utilise les ambiguïtés techniques et morales d’une pratique boursière – la vente à découvert – pour s’intéresser aux questions de la régulation des marchés et de la stabilité des cours.

Les auteurs prennent comme point de départ le contraste paradoxal entre les mesures prises par les pouvoirs publics pour répondre à deux crises. En septembre 2008, les autorités de régulation des marchés financiers prennent dans différents pays et en ordre dispersé des mesures de suspension temporaire des ventes à découvert sur les titres de certaines institutions financières, dans le but affiché de protéger ces institutions des pressions qu’elles pourraient subir. Un siècle plus tôt, après la crise provoquée par la faillite de l’Union générale en 1882, les opérations à terme, y compris les ventes à découvert, étaient légalisées en 1885.

Riva et Lagneau-Ymonet reconnaissent un certain nombre d’arguments favorables ou défavorables à la pratique des ventes à découvert en fonction de leur effet sur la stabilisation ou la déstabilisation des prix et de l’affermissement des places financières. Mais l’objet de leur présentation n’est pas tant d’estimer la valeur de ces arguments en termes d’effets intrinsèques aux ventes à découvert, que de montrer que de tels arguments ne peuvent être évalués que dans une situation institutionnelle donnée. Avec un tel programme, ils emboîtent le pas à Max Weber, qui fait de la nature des conditions institutionnelles dans lesquelles sont inscrits les agents la clef de voûte de toute tentative de régulation des marchés.

En effet, Weber n’a de cesse de blâmer ceux qui croient qu’il est possible de dégager le bon du mauvais des opérations boursières. « C’est des personnes qu’il s’agit » (souligné par Weber) affirme-t-il dans La Bourse (2010, 75), avant de juger que la constitution d’un tribunal d’honneur est la mesure la plus efficace pour lutter contre les malversations boursières. En somme, il prône l’auto-régulation, mais avec cette nuance décisive qu’il a soin de préciser que : « pour qu’un ‘tribunal d’honneur’ soit efficace, il faut d’abord qu’à l’intérieur du groupe de statut il existe une conception de l’honneur identique et commune à tous » (ibid, 75). Une auto-régulation des marchés ne pourra être efficace que si l’on veille à l’intégration morale du groupe des opérateurs boursiers. Le problème politique est donc de juger « si les groupes de personnes aux mains desquels l’organisation actuelle de nos bourses place ces fonctions [que les bourses remplissent dans le système économique], peuvent fournir les garanties requises eu égard à leur particularité » (ibid, 74).

Riva et Lagneau-Ymonet reprennent à leur compte cette analyse et l’interprètent en un sens durkheimien. Une surveillance des marchés financiers, en particulier quand elle est confiée aux opérateurs de marché, ne peut être efficace que s’ils partagent une morale commune, s’ils ont incorporé des contraintes et s’ils sont placés dans une condition dans laquelle la poursuite même de leurs intérêts ordinaires par les acteurs produit de la stabilité. Ainsi, l’efficacité des mesures de réglementation boursière est réintégrée dans un cadre institutionnel plus vaste.

En s’appuyant sur leur connaissance exceptionnelle des archives de la compagnie des agents de change, Riva et Lagneau-Ymonet étudient le processus qui conduisit à la légalisation de 1885, après laquelle ils découvrent que les défaillances d’agents de change se font rarissimes. Leur argument est que cette rareté n’est pas le fait de la légalisation des ventes à découvert mais plutôt que la légalisation sanctionne la légitimation professionnelle des agents de change ainsi que la capacité de leurs organes de représentation à régler les affaires.

Depuis le code civil, les ventes à découvert tombaient sous le coup de l’exception de jeu formulée dans le Code civil, qui excluait de faire appel à la justice pour obtenir l’exécution des engagements contractés lors d’une vente à découvert, ainsi qu’il en allait pour les dettes de jeu ou celles dues à un pari. Ainsi, les ventes à découvert avaient beau être tolérées (les opérations à terme représentaient plusieurs fois le volume total des échanges au comptant à la Bourse de Paris au XIX°), les agents de change ne disposaient pas du recours à la justice pour obtenir l’exécution des transactions par les clients dont les spéculations avaient pu mal tourner.

L’homogénéisation sociale du groupe et ses stratégies d’accession à la notabilité, l’organisation d’un marché où la bonne fin des transactions est assurée, notamment en cas de défaillance des agents individuels (fonds de sécurité de la chambre syndicale), la production d’une éthique économique où l’horizon est celui d’une lignée à consolider, et la prise en charge progressive de la discipline par la chambre syndicale ont permis à la profession d’agent de change de gagner en légitimité. Cet effort disciplinaire interne, affermi et réaffirmé au cours du XIX siècle, qui montre la capacité des agents de change à assurer la bonne marche et la stabilité des marchés dont ils sont les intermédiaires, a été sanctionné par la légalisation des ventes à découvert en 1885.

L’autonomie relative concédée par les pouvoirs publics sous la forme d’un monopole est la contrepartie d’une discipline interne qui se maintient parce que l’autonomie relative peut être remise en cause. C’est pourquoi, tirant les leçons de leur enquête historique, Riva et Lagneau-Ymonet considèrent que le droit strictement conditionnel à l’auto-régulation des opérateurs boursiers est la condition de stabilité des marchés financiers. Par conséquent, on peut selon eux regretter que la crise récente n’ait pas été saisie comme une opportunité pour modifier le rapport de force entre opérateurs financiers et pouvoirs publics. Les interdictions sur les ventes à découvert sont donc condamnées à rester purement formelles et il est douteux que la restauration des ventes à découvert contre un accroissement de la transparence soit efficace pour lutter contre l’instabilité des prix.

Pierre de Larminat. 18 oct. 2010

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