Qu’il est étrange comme la mémoire est fragile !

Depuis que j’étudie l’économie, il m’a été enseigné que l’Etat est un emprunteur qui ne fait pas défaut et que prêter à l’Etat signifie qu’on ne court aucun risque. A l’occasion d’une présentation au séminaire SSFA en avril 2009, l’anthropologue Horacio Ortiz a effectivement souligné que les économistes classiques font reposer leurs théories de l’investissement sur la liberté individuelle d’investir ou de ne pas investir. Cette liberté de la figure de l’investisseur est garantie par l’existence d’un taux d’intérêt sans risque, payé à qui prête à l’Etat. L’hypothèse d’un tel taux est pourtant assez difficile à admettre, a fortiori pour un anthropologue doté d’un passeport argentin. Il faut avoir la mémoire courte pour imaginer qu’un Etat ne fait jamais défaut.

Mes lectures du moment m’ont rappelé plusieurs cas où un Etat défaillait à ses obligations de débiteur. Alexis de Tocqueville envisage sérieusement cette éventualité lorsqu’il réfléchit aux remèdes à apporter au paupérisme. Selon lui, la solution à la misère ouvrière réside dans le développement de l’épargne populaire plutôt que dans le recours à l’assistance publique. Il s’agit alors de déterminer où placer l’épargne collectée.

« Depuis cent ans, l’Etat a fait plus d’une fois banqueroute : l’Ancien Régime l’a fait, la Convention l’a fait. Durant les cinquante dernières années, le gouvernement de la France a été radicalement changé sept fois et il a été remanié un grand nombre d’autres. Pendant le même espace, les Français ont eu 25 ans de guerre terrible et deux invasions presque complètes de leur territoire. Il est pénible de rappeler ces faits, mais la prudence demande qu’on ne les oublie point. Est-ce dans un siècle de transition comme le nôtre, dans un siècle qui est appelé forcément, par sa position, par sa nature, à de longues agitations, est-ce dans un pareil siècle qu’il est sage de remettre dans les mains du gouvernement, quels que soient sa forme et son représentant actuel, la fortune entière d’un si grand nombre d’hommes ?
Je ne puis le croire et il faut qu’on me prouve que la chose est nécessaire pour que je m’y soumette.
»

(TOCQUEVILLE Alexis de, 1999 [1835-1837], Sur le paupérisme, pp.73-74, Paris, Allia)

Max Weber également, intervint dans le débat qui conduisit à la réforme boursière de 1896 en Allemagne dans un contexte marqué par de nombreux scandales boursiers. Ses lecteurs ont en mémoire que la suspension de paiement en 1890 des rentes émises par l’Etat argentin provoqua l’illiquidité de la banque londonienne Barings Brothers, qui fut sauvée de justesse, et que les investisseurs allemands perdirent les deux tiers de l’épargne qu’ils avaient placée dans ces emprunts.

« L’Allemagne a déjà perdu plusieurs centaines de millions à cause des emprunts argentins, et lorsqu’enfin les banques, se rendant compte que ce pays empruntait au-dessus de ses capacités, refusèrent de faire crédit plus avant, le ministère des Affaires étrangères, pour des raisons politiques, essaya de les faire changer d’avis. »

(WEBER Max, 2010 [1894-1896], La Bourse, p.90, Paris, Allia)

Nonobstant ces exemples historiques et emboîtant le pas des travaux de H. Markowitz (1952, 1959), les fondements de la finance moderne reposent sur l’hypothèse d’un taux sans risque. Aujourd’hui, il semble que les professionnels de la finance redécouvrent à leur tour qu’il est risqué de prêter à l’Etat et que cela les trouble quelque peu, comme en témoigne cet article de Michael Gordon, ancien CIO de Fidelity International, qui commence ainsi :

« In recent weeks, some market commentators have asked a question that would once have seemed unthinkable. Should government bonds still be viewed as risk free? If a negative answer is anywhere near possible it has huge implications »

(Financial Times, 7 janv. 2010)

dans la mesure où cela remet en question toutes les pratiques d’investissement qui s’appuient sur le modèle d’évaluation des actifs financiers (Medaf-CAPM).

Pierre de Larminat. 22 janv. 2010

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